Frédérique
Enseignante, née en 1969, vit à CABRIS (ALPES-MARITIMES)
La dernière fête des mères
« Comment commencer? Des souvenirs? Il y en a en pagaille partout dans ma tête autour de moi (j’habite la même maison depuis vingt ans).
Au moment où j’écris, là, juste ici la grande table où nous passions, avec mes trois enfants, les mercredis pluvieux mais aussi les week-ends à peindre, modeler, dessiner, goûter…
Ah les goûters ! On adorait faire des crêpes quand il pleuvait, trois poêles sur le feu, avec les crêpes qui volaient, juste avant d’être avalées, chaudes avec le feu qui crépitait, ou les brioches qui embaumaient la maison ou les gâteaux secs à l’emporte-pièce en forme de cœur, d’étoile, de sapin à Noël, de voiture, de bonne femme, de bonhomme… Tu avais alors 10 ans, la farine sur le bout du nez, les manches retroussées pour étaler la pâte à gâteaux. Vos amis demandaient chaque fois qu’ils venaient si on pouvait manger des petits pains au lait faits maison, et vous faisiez des formes incroyables avec la pâte à brioche, les tartes avec l’alignement des pommes, patient et méticuleux…
Un après-midi, alors qu’il neigeait, et que les brioches cuisaient, les voisins qui passaient à pied devant chez nous avec leurs enfants du même âge que vous avaient sonné sentant les odeurs irrésistibles depuis le portail.
Quelle tablée! Comme souvent avec vos camarades et parfois leurs parents qui devenaient aussi mes amis.
Il y avait des rires, du bonheur, des cris, des pleurs parfois… la vie!
S’il faisait beau, on préparait un pique-nique et on partait sur le canal avec nos deux chiens en promenade ou à la rivière ou encore à la plage ou à la montagne.
Je suis assise à la même place qu’à la dernière fête des mères, sur cette grande table en chêne. Tu m’offrais ton cadeau, le dernier, préparé à l’école ; tu l’avais écrit toi-même un poème, un poème d’amour, magnifique, sur un petit cahier de feuilles reliées et décorées soigneusement, et tu as éclaté en sanglot.
Tu savais ou pressentais que c’était fini, cassé, ce lien tellement unique, adorable, magique, formidable qu’on le croit indestructible.
D’ailleurs, il l’est, indestructible, personne ne pourra empêcher ni abimer cet amour, c’est lui notre lien ».
Frédérique, octobre 2022
Très compliquée pour moi de relire ces lignes couchées à la va vite sur l’écran froid de l’ordinateur, un flash destructeur qui creuse des ravines de larmes le long des joues!Aujourd’hui en 2025, je revois depuis deux ans (neuf ans plus tard) mon petit Prince, l’enfant du « milieu », qui ne supportait pas les disputes, les problèmes et venait toujours pour tenter d’arranger les choses, aider, consoler.
Tout petit, il parlait à peine, s’il entendait un haussement de ton, une assiette cassée, il arrivait et demandait : « kékipasse?»
S’il avait fait une bêtise, oh rien de grave, avant même que j’envisage de le gronder, il ouvrait grand ses bras, son doux visage en pleurs, la tête penchée légèrement sur le côté. Alors on se jetait dans les bras l’un de l’autre.
C’est exactement comme cela que l’on s’est retrouvé.
Quant à ma fille aînée, si proche de moi, et pourtant si loin parfois. On se parle, on se voit, on pleure ensemble, on rit ensemble, on se fâche trop souvent pour des broutilles (elle pense que ce ne sont pas des broutilles), on ne se voit plus, la colère est toujours présente, les reproches, et puis on se retrouve et ça recommence… Les montagnes russes, un terrain miné, ne pas aborder les sujets tabous, ne pas même les effleurer, ne pas sortir du sentier balisé.
C’est grâce à mes deux ainés que j’ai quelques nouvelles de mon petit dernier, cela fait dix ans aujourd’hui, triste anniversaire où les années ont passé malgré tout, c’est une survie sans issue.
Certains pensent me consoler en disant que je dois être contente d’avoir retrouvé mes deux enfants (deux sur trois quand même !), bien sûr je suis contente d’avoir retrouvé mes deux enfants, mais anéantie par l’absence de mon petit troisième. Jamais ce vers ne m’a semblé aussi vrai : « un seul être vous manque et tout est dépeuplé »
Janvier 2025
* pour préserver leur anonymat, les prénoms des enfants ont été modifiés